APPRECIATION DE LA NOTE DE SERVICE NUMERO 090/MFB/DGID/DD
DU DIRECTEUR GENERAL DES IMPOTS ET DES DOMAINES DU 29 JANVIER 2025 PORTANT LEVEE PARTIELLE DE LA SUSPENSION DES PROCEDURES DOMANIALES ET CADASTRALES ET LEVEE TOTALE DE LA SUSPENSION DES PROCEDURES FONCIERES DANS CERTAINES ZONES
ACCAPAREMENT FONCIER, FLOU JURIDIQUE, RISQUE D’ABUS
ROLE AMBIGU DE L’ADMINISTRATION ENTRE
REGULATION ET COMPLICITE
NECESSITE D’UNE VIGILANCE CITOYENNE
Le 29 janvier 2025, la Direction Générale des Impôts et Domaines (DGID), a émis une note de service annonçant une levée partielle de la suspension des procédures domaniales et cadastrales et une levée totale de la suspension des procédures foncières dans certaines zones du pays.
Sont exclues de cette mesure, les attributions et les acquisitions qui sont consécutives d’un accaparement. En effet, selon la note de la DGID, les attributions et acquisitions de terres qui ne participent pas à des pratiques d’accaparement peuvent désormais bénéficier d’un quitus valant mainlevée. Ce document est délivré par la Direction Générale de la Surveillance et du Contrôle de l’Occupation du Sol (DSCOS), attestant que les transactions foncières concernées sont conformes à la réglementation en vigueur et ne contribuent pas à l’accaparement des terres.
Cette levée vise à relancer les activités économiques et les projets de développement légitimes qui avaient été mis en arrêt en raison de la suspension. Elle reflète également une volonté des autorités de distinguer entres les transactions foncières régulières et les pratiques abusives, en permettant aux premières de se poursuivre tout tant maintenant une vigilance sur les secondes.
Cependant, cette note soulève des questions fondamentales quant à la compréhension de la notion d’accaparement et à la responsabilité de l’administration dans l’accaparement des terres.
I – L’ABSENCE DE DEFINITION DE L’ACCAPAREMENT FONCIER : UN FLOU JURIDIQUE PROPICE AUX ABUS
La note de service du Directeur Général des Impôts et Domaines ne définit pas explicitement ce qu’est l’accaparement foncier. Cette omission est lourde de conséquences car elle laisse place à des interprétations subjectives et à des abus potentiels, notamment de la part des acteurs administratifs chargés d’appliquer la mesure.
• Qu’est-ce qui est considéré comme accaparement ?
• Quels critères permettent d’identifier une transaction foncière abusive ?
• A partir de quelle superficie, nombre de lots ou modalités d’acquisition parle-t-on d’accaparement ?
Sans une définition claire et précise, l’administration peut interpréter la mesure à sa manière, ce qui ouvre la porte à des décisions arbitraires et incohérentes.
En l’absence de critères objectifs :
• Un dossier foncier peut être rejeté dans une zone et accepté ailleurs sur la base de considérations subjectives.
• Les petits exploitants peuvent se voir refuser des titres alors que de grands investisseurs bénéficient de la levée de la suspension.
• Des fonctionnaires influencés peuvent utiliser ce flou pour justifier des attributions irrégulières.
Ce manque de clarté peut renforcer la méfiance déjà constatée des citoyens à l’égard de l’administration et l’idée que les décisions sont prises en fonction des rapports de forces et non de critères transparents.
Sans une définition claire, certains acteurs peuvent aussi exploiter ce vide juridique pour contourner la réglementation.
• Un promoteur immobilier peut prétendre qu’il ne fait pas de l’accaparement en invoquant une « utilité publique » fictive.
• Des spéculateurs fonciers peuvent fragmenter artificiellement leurs acquisitions pour éviter d’être qualifiés « d’accapareurs ».
Pour éviter toutes ces dérives, l’Etat doit définir officiellement l’accaparement foncier et encadrer son application. Une telle définition pourrait inclure :
• Le seuil à partir duquel une acquisition foncière est considérée comme excessive ou abusive (ex. superficie maximale).
• L’identification des acteurs concernés (grands groupes immobiliers, investisseurs étrangers, fonctionnaires influents, etc.).
• Un mécanisme de contrôle et de recours pour les citoyens affectés par des décisions arbitraires.
En ne définissant pas précisément l’accaparement foncier, la note de la DGID laisse un flou juridique qui peut favoriser les abus plutôt que les empêcher.
Pour garantir une gestion foncière juste et équitable, l’Etat doit rapidement préciser cette notion, encadrer son application et renforcer les contrôles sur les décisions administratives. Faute de qui, cette mesure risque d’être détournée au profit des mêmes acteurs qui ont contribué aux spoliations foncières dans le passé.
2 – LA RESPONSABILITE NON ASSUMEE DE L’ADMINISTRATION DANS L’ACCAPAREMENT FONCIER
L’accaparement des terres n’est pas seulement le fait des investisseurs privés ou des spéculateurs immobiliers. Il est souvent rendu possible par des complicités administratives à plusieurs niveaux.
L’administration, en tant que garante de l’intérêt général et de la régularisation du foncier, joue un rôle central dans la gestion des terres. Elle a la responsabilité à travers ses services compétents de gérer les terrains du domaine privé de l’Etat (Attribution, contrôle des usages) et d’assumer la transparence des transactions foncières.
Cependant, son implication peut parfois être entachée de fautes, qu’il s’agisse de décisions illégales, de négligences ou d’abus de pouvoirs. L’accaparement foncier au Sénégal implique malheureusement souvent une complicité administrative, qui facilite l’attribution illégale ou abusive de terres appartenant au domaine privé de l’Etat. Plusieurs agents de l’administration sont parfois impliqués dans ces pratiques, soit par favoritisme, corruption ou négligence, ce qui alimente un système opaque et injuste.
Des baux ordinaires ou emphytéotiques sont accordés à des particuliers ou entreprises sans contrôle effectif de leur usage. Des ventes à des prix symboliques sont parfois réalisées pour des terrains à fort potentiel économique.
Des terres stratégiques (zone agricoles, littoraux, périmètres urbains) ont été attribuées au détriment des populations locales, parfois sous le couvert de projets économiques fictifs.
En effet, l’accaparement des terres est la conséquence des stratégies de neutralisation et d’obstruction volontaire des législations foncières, d’aménagement du territoire et d’urbanisme par les acteurs publics et privés, souvent avec la bienveillance des autorités politiques et administratives, en violation :
* des dispositions constitutionnelles sur la bonne gouvernance des ressources naturelles et sur le droit de propriété,
* du principe de légalité, l’administration tenue d’agir conformément aux lois et règlements,
* des critères d’intérêt général et d’utilité publique,
* du fondement de la réglementation sur le domaine national et le domaine public,
* du principe d’égalité, l’administration devant traiter tous les citoyens de manière impartiale,
* du droit d’accès des femmes à la terre.
Face à ces constats, la levée de la suspension ne garantit pas à elle seule une gestion foncière plus transparente et équitable. Plusieurs questions restent en suspens :
• Quels mécanismes de contrôles vont être très rapidement mis en place pour éviter que les mêmes acteurs impliqués dans l’accaparement bénéficient à nouveau d’attributions foncières ?
• Les zones concernées pour la levée ont-elles été sélectionnées sur des critères objectifs et transparents ?
• Quelles sanctions sont prévues pour les fonctionnaires et élus impliqués dans ces attributions irrégulières ?
Sans réponses claires à ces questions, cette levée risque d’être perçue comme un simple retour aux pratiques antérieures, plutôt qu’une véritable réforme.
La lutte contre l’apparemment des terres doit aussi passer par des sanctions exemplaires à l’égard des responsables publics impliqués pour garantir la protection des droits des populations et éviter l’impunité des acteurs fautifs. Il faut nécessairement des mesures radicales et exemplaires pour punir toutes les personnes responsables, ceux de l’administration comprises, pour dissuader toute récidive.
La tolérance zéro doit être la règle face à l’accaparement des terres. Il est impératif d’infliger des sanctions appropriées aux responsables, qu’ils soient politiques, administratifs ou économiques.
Sans justice ferme et réparation effective, l’injustice continuera et l’impunité prospérera. Il est temps d’agit avec une rigueur absolue.
Si la reprise des transactions foncières était inévitable pour soutenir le développement économique, elle ne peut se faire sans un assainissement rigoureux de l’administration. La responsabilité de l’Etat dans l’accaparement des terres doit être pleinement assumée, avec :
• Un renforcement des mécanismes de contrôles et d’audits sur les attributions foncières.
• Une sanction effective et rigoureuse des agents publics impliqués dans les pratiques frauduleuses.
• Une transparence totale sur les zones concernées et les bénéficiaires des nouvelles attributions.
Sans ces garanties, cette levée pourrait aggraver les inégalités foncières et accentuer la méfiance des populations vis-à vis de l’administration.
III – LA JUSTICE, UN LEVIER ESSENTIEL POUR CONTRER LES ABUS FONCIERS
Les citoyens lésés dans l’application de la note de service de la DGID et des mesures de contrôle de la DSCOS doivent se mobiliser et utiliser les voies de recours judiciaires pour défendre leurs droits fonciers et contester toute décisions administratives abusives ou discriminatoires.
Un recours en justice est envisageable lorsque l’application de la note engendre une discrimination ou une inégalité de traitement (ex. un citoyen se voit refuser une attribution alors qu’un promoteur bénéficie d’une décision favorable dans les mêmes conditions).
Les citoyens peuvent exercer différents types de recours :
a – recours administratif préalable
Avant de saisir la justice, il est possible d’introduire un recours gracieux (devant l’autorité qui a pris la décision) ou un recours hiérarchique (auprès d’une autorité supérieure).
b – recours devant la Cour suprême pour excès de pouvoir
c- actions collectives et mobilisation citoyenne
En parallèle des procédures judiciaires, les citoyens peuvent :
• Se regrouper en associations ou collectifs pour porter des actions en justice plus efficaces.
• Utiliser les médias et réseaux sociaux pour dénoncer les abus et mobiliser l’opinion publique.
• Faire appel aux organisations de défense des abus fonciers pour bénéficier d’un appui juridique.
L’accès à la terre est un enjeu fondamental, et toute décision administrative qui porte atteinte à ce droit doit être combattue par les moyens légaux disponibles.
Sans une mobilisation citoyenne active, le flou juridique persistant risque de perpétuer l’accaparement foncier et les injustices.
Alors que la récupération des terres accaparées se veut une mesure de justice et rééquilibrage, des préoccupations légitimes des sénégalais émergent quant à leur future attribution. Dès lors, plusieurs questions méritent d’être posées :
• Les terres récupérées seront-elles allouées conformément à l’intérêt général ou risquent-elles de devenir un instrument de récompense pour la nouvelle classe politique et ses soutiens ?
• Peut-on garantir que ces terres ne seront pas détournées au profit de la nouvelle classe dirigeantes et de ses partisans ?
• Quels mécanismes transparents seront mis en place pour éviter que ces terres ne deviennent une monnaie d’échange politique ?
Face à ces interrogations légitimes, il est impératif que les autorités apportent des garanties claires quant à la gestion transparente et équitable des terres récupérées. Seule une démarche fondée sur l’intérêt général, la justice sociale et l’inclusion pourra dissiper les doutes et assurer que cette initiative ne se transforme pas en un simple outil de sanction des opposants et de récompense politique pour la nouvelle classe politique.
La vigilance citoyenne et le suivi rigoureux des engagements pris resteront donc essentiels pour préserver l’intégrité de cette politique de récupération foncière.
Maître Habib VITIN
Président du Mouvement « THIES D’ABORD »